Espace limité et surpopulation
Parlons d’utopies, d’utopies de rongeurs plus particulièrement. En quoi cela nous intéresse ? Car ces expériences nous offrent un aperçu de ce qui pourrait bien nous arriver dans le futur. Lisez plutôt.
Imaginez un monde de haute technologie, totalement sécurisé, au climat régulé et aux ressources abondantes. Imposez à ce monde une seule limite: l’espace disponible. Un tel monde a été testé de multiples fois entre 1940 et 1970 sur des rats et les résultats sont tout à fait surprenants.
Il était une fois un scientifique américain spécialisé dans les densités de population et leurs effets sur le comportement. C’est en 1940 que le Dr John B. Calhoun débute ses expériences sur des rats. Ces animaux se prêtent bien à ses besoins; ce sont des animaux sociaux à cycle de reproduction rapide et qui n’occupent pas beaucoup de place. Il met en place des enclos puis fournit eau et nourriture en abondance, un nettoyage régulier et un climat constant et agréable. Son but est de réaliser un environnement idéal pour les rats, d’en observer les effets et d’en tirer des conclusions utiles pour notre propre espèce.
Lors de ses premières expériences, ses enclos sont spacieux et il remarque que la population des rats n’atteint jamais son maximum théorique; au contraire, il se produit un phénomène d’auto-régulation. Il remarque également que les rats s’organisent préférentiellement en groupes de 12 individus qui leur permettent d’avoir le meilleur équilibre de fonctions sociales.
Puis le Dr Calhoun s’intéresse au phénomène de surpopulation. Dans les années 1960, il s’installe avec le National Institute of Mental Health vers Poolesville au Maryland et c’est là qu’il réalisera ses plus fameuses expériences, et en l’occurrence celle d’Univers 25. Vous l’aurez deviné, c’était sa 25ème itération d’une même expérience. Dans cette célèbre étude, John Calhoun aménage un espace de quarante mètres cubes subdivisés en 256 logements pouvant contenir 15 rats chacun, soit 4 000 individus au total; le tout relié par une place centrale.
Au premier jour d’Univers 25, John Calhoun introduit 4 couples de rats soigneusement sélectionnés. Après deux-trois mois d’adaptation à leur nouvel environnement, les rats commencent à se reproduire ce qui provoque un doublement de la population tous les 55 jours. C’est le temps de la croissance, de la prospérité, du bonheur. Mais l’espace étant limité et plutôt restreint, au bout de 315 jours d’expérience, la croissance démographique entame un ralentissement: il y a alors 600 rats.
Avec une telle explosion démographique dans un espace réduit, la surpopulation se fait sentir: il y a du monde partout, dans les rues, dans les habitations; jamais un instant de répit nulle part. De plus, avec une telle densité, les rats mâles doivent défendre sans cesse leur territoire contre les autres prétendants si bien qu’ils finissent par abandonner cette tâche pourtant essentielle dans leur structure sociale.
C’est le début de la descente aux enfers pour la civilisation des rats: il s’ensuit une inversion dans les comportements sociaux. Au lieu de développer de nouvelles relations, les rats deviennent agressifs. En effet, la société des rats fonctionne idéalement avec 12 rats car les fonctions sociales sont bien réparties. Mais à 600 rats, les fonctions sociales n’ont pas pu suivre cette croissance et cette densité. Certains rats se trouvent rejetés par le système et se mettent à errer dans la cité. Parfois, ils lancent des attaques soudaines et totalement inutiles sur leurs congénères. Les principales victimes de ces attaques étant des femelles, celle-ci répercutent leur stress en attaquant leurs propres petits avant de les abandonner.
Alors que la situation devient de plus en plus invivable dans Univers 25, les dernières parcelles d’organisation disparaissent: il y a apparition de cannibalisme, d’inceste, … Les quelques rattes encore saines tentent de se protéger en se retirant vers les hauteurs à la recherche d’un peu de calme. Les mâles eux, deviennent de véritables narcisses ignorant leur rôle reproducteur, ne faisant que manger, boire, dormir et se toiletter à longueur de journée. Le Dr Calhoun leur trouve même le surnom de « The Beautiful Ones » que l’on pourrait traduire par « Les Magnifiques ».
Du côté des chiffres, au jour 560, la population avait atteint un pic à 2 200 individus, soit 3,67 fois le nombre par rapport au moment où la croissance démographique avait commencé à ralentir. Malgré une telle densité dans Univers 25, les femelles finissent par arrêter de se reproduire et les quelques rares grossesses furent suivies par des sevrages prématurés. Les petits survivant difficilement et atteignant rarement un âge avancé.
On pourrait croire que l’auto-régulation que le Dr Calhoun avait observée dans les grands enclos était à l’œuvre et que cette diminution brutale de la population permettrait un retour vers la normale. Ainsi, en diminuant le nombre, la société se serait réparée pour recommencer correctement. Mais erreur ! La société des rats avait perdu tout sens de raison et au 600ème jour, aucune des exceptionnelles grossesses ne permit de faire naître un petit capable de survivre. C’est ainsi que s’est terminé Univers 25.
Depuis le début, le Dr Calhoun ne se gênait pas pour faire de l’anthropomorphisme dans ses expériences : les rats étaient des individus logeant dans des habitations. Son but était évidemment d’inviter au lien entre ses expériences et la situation humaine. À ce propos, si nous transposons les chiffres à notre population mondiale, nous devrions connaître un pic d’ici 2075 à 12 milliards d’individus – 3,2 milliard atteints en 1963 (début du ralentissement de la croissance démographique mondiale) multiplié par 3,67. Les 245 jours entre le ralentissement et le pic démographique des expériences correspondent donc à 112 années dans notre monde (si l’on se base sur les estimations du Rapport Kissinger ayant prédit avec exactitude la population en l’an 2000 avec plus de 30 ans d’avance). Pour finir dans la logique, cela voudrait dire que le dernier bébé humain viable pourrait naître en 2093, soit dans seulement 79 ans (à l’écriture de cet article).
Dans tous les cas, si cette théorie se trouve vérifiée, nous avons déjà entamé ce que le Dr Calhoun avait nommé la « première mort », c’est à dire lorsque les rats avaient cessé d’être des animaux sociaux bien avant l’extinction de leur société. Lorsque John Calhoun publie ses travaux dans Scientific American, ce n’est pas une surprise pour lui car depuis ses premières expériences jusqu’à Univers 25, chacun des « paradis » d’apparence s’est inexorablement transformé en enfer laissant rarement la moindre chance de survie. En effet, la surpopulation a provoqué une violence explosive, une hypersexualité suivie d’une asexualité, avec, pour finir, une implosion de la civilisation des rats qui y vivaient.
La surpopulation et le manque d’espace peuvent donc être tout autant fatals que l’épuisement des ressources; car ne l’oublions pas, c’était bien là le seul facteur qui n’était pas disponible en abondance. Les rats n’ont jamais eu soif, faim ou froid. Comme le disait Jean-Paul Sartre « l’enfer c’est les autres ».
Une dernière grande question persiste: l’humanité pourrait-elle subir le même sort ? Pour le Dr Calhoun, la réponse est positive. Les parallèles entre notre société et celle des expériences du Dr Calhoun ne sont pas difficiles à faire… D’autre part, le Dr Calhoun avait remarqué que lorsqu’il y a déséquilibre trop grand entre le nombre de rôles sociaux à remplir et le nombre d’individus, l’issue est toujours désastreuse. Une confusion totale se met en place avec l’apparition de comportements aberrants (violence, hyperactivité, …). D’ailleurs, dans ses expériences il décrivait les jeunes rats perdus comme des « délinquants juvéniles » et invitait aux parallèles avec notre société.
Ces expériences ont inspiré de nombreux artistes de son époque, comme par exemple l’écrivain Tom Wolfe. Celui-ci écrit en 1968, dans son livre The Pump House Gang, qu’il suffit d’observer les citadins pour se rendre compte que les villes modernes sont le berceau de la décadence. C’est aussi à la même époque qu’Anthony Burgess publie le roman Orange mécanique, dont Stanley Kubrick tirera un film grandiose, contenant les mêmes idées avec des jeunes désœuvrés.
L’humanité évitera-t-elle cette triste fin ou suivrons-nous l’issue des rongeurs jusqu’à notre disparition de la surface de la planète, peut-être dans moins d’un siècle ? Est-il trop tard ? L’avenir nous le dira…
Commentaires
2 commentaires
Article très intéressant, puisque vous abordez les questions de (sur)population, je me permets de vous signaler l’existence de l’association Démographie Responsable ainsi que le récent livre coordonné par Michel Sourrouille : Moins nombreux plus heureux (éditions Sang de la Terre)
[…] Si j’applique cette théorie à la ville et à la campagne des adultes il semble que ça se tienne. Plus la densité d’humains au km carré est grande plus on assiste à un regroupement de similitudes et à l’inverse plus il semble que la tolérance à la différence soit grande. Cela m’a fait pensé à l’expérience des rats. https://achedeuzot.me/2014/04/01/espace-limite-et-surpopulation/ […]
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